Swissgrid voit rouge et répond aux défis sur l'électricité et l'Europe

Anaïs - Team o+s
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7 February 2022 Temps de lecture: 7 minutes
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Portrait Swissgrid Jörg Spicker
Jörg Spicker, senior strategic advisor chez Swissgrid SA répond à nos questions sur les défis concernant l'électricité et sur un accord avec l'UE sur ce sujet.

Jörg Spicker, d’où vient la majeure partie de l’électricité produite en Suisse ?

La majeure partie de l’électricité suisse est produite grâce à la force hydraulique (58 %), puis du nucléaire (33 %). Les installations thermiques conventionnelles contribuent à hauteur de 4 % au « mix électrique » suisse et les nouvelles énergies renouvelables, comme l’éolien et le solaire, 5 %.

Notre pays est l’un des co-fondateurs du réseau électrique européen, qui a commencé avec l’étoile de Laufenbourg. Comment cela se fait-il?

L’électricité circulait déjà au-delà des frontières au début des années 1950. Les électriciens suisses mettaient à disposition leur production et établissaient les lignes nécessaires. Après la Seconde Guerre mondiale, la consommation d’électricité a explosé. Le secteur a fait face à des difficultés d’approvisionnement récurrentes et à des problèmes de stabilité du réseau. Les sociétés de distribution de la région franco-germano-suisse ont vite compris que mettre en commun leurs réseaux accroîtrait la sécurité d’approvisionnement. C’est ainsi qu’en avril 1958 les réseaux de transport de Suisse, d’Allemagne et de France ont été reliés à Laufenbourg, d’abord à titre expérimental, puis de manière permanente. L’étoile de Laufenbourg avait vu le jour et apportait une stabilité sans précédent pour la Suisse et toute l’Europe centrale. Les fondements d’une exploitation conjointe du réseau européen étaient posés.

En 2010, l’Institute of Electrical and Electronic Engineers (IEEE) de New York a même qualifié l’étoile de Laufenbourg d’« étape majeure dans l’histoire de l’électricité ».

Quel est le rôle de la Suisse aujourd’hui?

La Suisse est très bien raccordée au réseau européen. Elle est étroitement reliée à ses pays voisins par 41 lignes frontalières. En tant que plaque tournante du marché de l’électricité au cœur de l’Europe, elle a apporté une importante contribution à la sécurité de l’approvisionnement électrique du continent et continue de le faire. En reliant le nord et le sud du continent à travers les Alpes, le réseau électrique suisse constitue un élément central du réseau européen. Les Alpes jouent également le rôle de réservoir pour toute la région : de grandes quantités d’énergie sont stockées dans les lacs d’accumulation suisses et à disposition en cas de besoin. Par ailleurs, Swissgrid œuvre en tant que centre de coordination pour l’Europe du sud, sur mandat du réseau européen des gestionnaires de réseau de transport d’électricité (ENTSO-E), afin de maintenir l’équilibre au sein du réseau européen.

Cela dit, la Suisse voit son importance diminuer en permanence en Europe. Terna, la société qui gère le réseau de transport italien, dispose en effet de nombreuses connexions par câble avec la France, l’Autriche, la Slovénie, le Monténégro et la Grèce. Et d’autres sont prévues. L’Italie souhaite également mettre en place de nouveaux câbles sous-marins vers la Tunisie et entre le nord et le sud de l’Italie.

À quel point sommes-nous dépendants des importations en provenance de l’UE ? Ne suffirait-il pas que nous produisions toute notre électricité nous-mêmes?

Ce n’est malheureusement pas aussi simple. En été, la Suisse produit davantage d’électricité qu’elle n’en consomme. Nous exportons le surplus. Pendant le semestre d’hiver, par contre, la Suisse est tributaire des importations d’électricité, car la production nationale ne suffit pas à couvrir les besoins. Cela tient à notre mix électrique. Pour rappel, en Suisse, 58 % de l’électricité produite est d’origine hydraulique. Les variations saisonnières du niveau de l’eau impactent la production. Même si des particuliers produisent eux-mêmes de l’électricité au moyen d’installations photovoltaïques, la part du solaire dans le mix électrique national est faible. Et puis, le photovoltaïque est tributaire des saisons et de l’heure.

Après la rupture des négociations sur l’accord-cadre institutionnel, la conclusion d’un accord sur l’électricité avec l’UE semble désormais lointaine. Quelles sont les implications concrètes pour la Suisse et pour Swissgrid?

Concrètement, dans la situation actuelle, la Suisse fait face à une exclusion croissante, à une hausse du stress systémique et à une diminution de la capacité à importer.

Les règles européennes relatives à l’exploitation du réseau et du marché s’écartent de plus en plus des règles suisses en la matière. Sans accord sur l’électricité ni référence à un tel accord dans les projets de loi suisses en cours d’élaboration, les règles du jeu applicables divergent de part et d’autre de la frontière. Or la stabilité du réseau européen repose justement sur le principe voulant que tous les participants respectent les mêmes règles.

Sans accord sur l’électricité, Swissgrid est exclue des activités de couplage du marché de l’UE pour des échéances importantes (lendemain (day-ahead) et jour même (intraday)). Il en résulte des flux non planifiés à travers la Suisse, qui compromettent de plus en plus la stabilité du réseau. Cela oblige Swissgrid à utiliser de l’électricité (principalement d’origine hydraulique) pour stabiliser la situation. Parallèlement, les producteurs indigènes sont exclus de marchés sur lesquels ils auraient pourtant un avantage concurrentiel technologique en raison de la grande flexibilité de leurs installations. Il s’agit en particulier des marchés à court terme et des marchés d’équilibrage. L’UE souhaite maintenant nous exclure également des plateformes développées en ce moment pour l’énergie de réglage. Celle-ci est nécessaire pour maintenir la fréquence. Cela représente des défis considérables pour la stabilité du réseau.

Quelles sont les implications à court terme?

Nous nous attendons à une intensification considérable des défis liés à la sécurité des réseaux d’ici à 2025. En effet, à cette date au plus tard, les États membres de l’UE devront consacrer 70 % des capacités électriques transfrontalières au commerce au sein de l’UE. Les pays tiers, comme la Suisse en ce moment, ne seront pas pris en considération. En raison du maillage serré du réseau de transport suisse, cette nouvelle optimisation du couplage de marché fondé sur les flux au sein de l’UE et son extension géographique à l’Europe de l’Est devraient donc constituer un défi de taille ces prochaines années. La mise en œuvre de la règle des 70 % devrait accroître les échanges au sein de l’UE. Aussi longtemps que la Suisse ne sera pas prise en considération de manière adéquate dans les calculs de la capacité du réseau, il faut s’attendre à une hausse massive des flux d’électricité imprévus à travers la Suisse. Cela pourrait aussi avoir des conséquences négatives sur les importations pendant le semestre d’hiver et sur la stabilité du réseau. Sans compter que la diminution des capacités de production garanties dans le contexte européen aura globalement un impact négatif sur les possibilités d’importation de la Suisse.

Swissgrid a besoin d’une solution politique. En effet, seule une solution politique créera un cadre stable pour une coopération durable avec l’UE et donc pour une sécurité d’approvisionnement élevée en Suisse.

Quelles sont les difficultés actuelles dans la coopération avec l’Europe?

Depuis 2012, l’UE conditionne la conclusion d’un accord sur l’électricité à un accord-cadre. Cela vaut pour tous les accords d’accès aux marchés. Un accord sur l’électricité semble irréaliste en ce moment, mais resterait le moyen le plus efficace pour assurer un approvisionnement en électricité fiable de la Suisse.

Swissgrid poursuit son engagement afin de pouvoir continuer à collaborer sur le plan technique avec ses partenaires européens. Des contrats de droit privé ne peuvent toutefois pas régler tous les problèmes car du point de vue de l’UE, il n’est pas possible d’obtenir l’égalité de traitement par ce biais. Il faut également tenir compte du fait que de tels contrats avec des partenaires de l’UE doivent être conformes à la réglementation européenne et doivent tôt ou tard être approuvés par les autorités réglementaires nationales et, le cas échéant, la Commission européenne. Ce processus prend du temps et est sans garantie quant au résultat. Il faut savoir enfin qu’il n’y a pas de bases légales dans le droit européen pour de tels contrats.

Existe-t-il des solutions transitoires?

Une solution transitoire possible serait, selon nous, un accord intergouvernemental purement technique, excluant à dessein les aspects économiques. Il ne réglerait donc que les questions pertinentes pour la sécurité du réseau, notamment la participation de la Suisse dans les processus importants pour coordonner et maintenir la sécurité du réseau – jusqu’à ce qu’une solution soit en place pour un accès au marché intérieur de l’UE. Seule une solution politique créera en effet un cadre stable pour une coopération durable avec l’UE et donc pour une sécurité d’approvisionnement élevée en Suisse.

La Suisse a récemment signé une déclaration d’intention avec six pays européens (Belgique, Allemagne, France, Luxembourg, Pays-Bas et Autriche) sur la prévention des crises dans le secteur électrique. Cela ressemble à une bonne solution. Cela ne peut-il résoudre les problèmes actuels?

Swissgrid voit comme un signe positif le fait que les ministres compétents se préoccupent de la sécurité de l’approvisionnement et accordent l’attention nécessaire à cette question. Cela dit, il n’y a qu’une déclaration d’intention pour l’instant, qui ne crée pas de marge de manœuvre légale pour l’intégration de la Suisse. Les défis restent entiers.

Scénario catastrophe: le lait tourne dans le réfrigérateur?

À l’heure actuelle, presque rien ne fonctionne sans électricité. Société, communication, transports, soins médicaux, industrie et commerce : aucun domaine ou presque ne peut s’en passer. Nous avons eu des étés secs et des rivières avec un niveau d’eau bas, ce qui accroît la dépendance vis-à-vis de l’énergie nucléaire. Si le nucléaire disparaît, il faudra importer davantage. Des niveaux d’eau bas associés à des possibilités d’importer en baisse ne sont pas improbables. Nous avons déjà connu cela les hivers derniers. Chaque nouveau facteur de risque accroît le stress systémique. Si on y ajoute les évolutions au sein de l’UE et la mise à l’écart croissante de la Suisse, la probabilité d’une pénurie d'électricité augmente.

Si on résume, quelle est l’importance d’une coopération avec l’Union européenne dans le domaine de l’électricité?

Pour garantir la sécurité d’approvisionnement de la Suisse à moyen et à long termes, il faut un réseau stable, suffisamment d’énergie en Suisse et une coopération avec les partenaires européens.

Le réseau européen garantit un approvisionnement en électricité sûr, car la coopération internationale permet de compenser la sous-production et la surproduction. À moyen terme, la stabilité du réseau suisse n’existera que dans le contexte européen. La coopération avec l’Union européenne et ses gestionnaires de réseau est donc essentielle pour garantir la sécurité de l’approvisionnement et du réseau en Suisse.

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